L’analyse des
paysages languedociens et provençaux concernant les arbres isolés plantés à
côté des architectures, doublée de l’étude des textes occitans évoquant les
arbres et de la théorisation des réflexes d’achat menée par le sociologue
Jean Baudrillard, nous a permis de dégager des grandes familles de marqueurs
végétaux. On constate en effet des couples indissociables et récurrents
arbre/construction qui ne sont pas seulement liés à l’écologie des sols. Car
constate J. Baudrillard “ les objets sont porteurs de significations
sociales, porteurs d'une hiérarchie culturelle et sociale, bref ils
constituent un code... A travers les objets, chaque individu, chaque
groupe cherche sa place dans un ordre.”, et nous nous sommes aperçue
que l’arbre n’a pas échappé à ce phénomène.
Dans Des Arbres
et des Hommes, Architecture et Marqueurs végétaux en Provence et
Languedoc (Edisud, 1997, ouvrage épuisé), nous avions ainsi mis en
évidence cinq grandes familles de marqueurs dans les paysages anciens tels
qu’ils se présentent à nos yeux :
-
les marqueurs sociaux (cèdre, palmier) qui ne
sont plantés que pour attester du rang social du propriétaire et ornent donc
les architectures de prestige. Le cèdre est associé au pouvoir depuis la
nuit des temps et vient donc signer tous les châteaux et grands domaines
viticoles, tandis que le palmier est un marqueur d’exotisme bourgeois
depuis le milieu du 19ème siècle, qui ornent les villas de la
Riviera et les demeures les plus bourgeoises dans les villages (dans ce cas,
toujours par paires).
-
les marqueurs culturels sacrés qui nous
viennent du fond des âges avec une charge symbolique très forte (cyprès,
micocoulier, laurier d’Apollon, olivier). Le cyprès est le gardien tutélaire
des lieux de passage qui marque certes les cimetières mais bien plus
largement les croisées des chemins, les entrées de propriétés, outre son
grand effet décoratif dans les jardins dits à l’italienne. Le micocoulier,
arbre sacré du Languedoc oriental, signe beaucoup d’églises, perpétuant en
cela sa sacralité pour la tribu des Celtes Arécomiques (d’où son nom latin
Celtis australis, et son nom occitan fanabreguier, formé sur
fanum, le temple, et brogilon, le bois). Le laurier d’Apollon
(hélas dégradé en laurier sauce) marque les jardins de presbytère et les
portails des grands mas. Et si l’olivier était marqueur de temples grecs,
mais n’a pas été utilisé en marqueur d’architecture, tout le discours sur
l’olivier est empreint chez nous de cette même sacralité antique.
-
les marqueurs culturels de convivialité,
nourriciers de proximité (figuier, amandier, jujubier, treille) qui
abritent les repas de familles près de la maison ou des travailleurs aux
champs près des masets et cabanons de vignes, et dont l’échange de fruits
dans une communauté entretient un lien social. C’est sous ces arbres que
l’on se réunit, pour manger, parler ou jouer aux cartes, que la littérature
témoigne de scènes amoureuses. Ce sont les symboles du midi, ce que l’on
évoque lorsqu’on est exilé, et omniprésents en littérature.
-
les marqueurs d’usage destinés seulement à
fournir de l’ombre (platane, tilleul, marronnier, mûriers, robinier,
sophora), qui affectent donc tout type d’architecture, toutes les classes
sociales ayant besoin d’ombre, et au sujet desquels la littérature est peu
prolixe voire absente.
-
les marqueurs de charme (bignone, glycine,
renouée du Turkestan, vigne vierge, rosier de Banks) qui ornent les portails
et les tonnelles, pour un accueil fleuri tout en souplesse.
Cette théorie des
marqueurs permet de donner des clefs de lecture culturelle et symbolique des
paysages méditerranéens et montre que l’arbre produit/produisait du sens
dans la société. Car planter un figuier ou un micocoulier plutôt qu’un
palmier n’est en effet pas un acte totalement innocent : c’est choisir soit
de s’insérer dans la lignée des cultures méditerranéennes, soit au
contraire de se démarquer à tout prix du voisin. Dis-moi ce que tu plantes
et je te dirai qui tu es.
L’emploi
contemporain des arbres tourne radicalement le dos aux usages précédents,
sauf en ce qui concerne le démarquage social. On assiste en effet à une
disparition des marqueurs culturels, jugés trop banals (ou ruraux ?). Les
haies minéralisées des zones pavillonnaires traduisent « une compulsion
anxieuse de séquestration ». Mais le palmier sert toujours de démarquage
social individuel et collectif, puisque de nombreuses communes cèdent avec
complaisance à la palmomania, pour « faire Côte d’Azur, faire californien,
faire exotique ». La mode, même si elle a toujours existé, appuyée/générée
par les circuits économiques, semble être de plus en plus le seul moteur
d’aménagement paysagé. On assiste à un fétichisme généralisé de l’olivier
vieux. L’antique marqueur de temples, dont la culture même est encore sacrée
dans les discours, est devenu un monarque déchu ravalé au rang de mobilier
urbain, planté au centre des ronds-points, même en plein coeur urbain.
L’arbre peut même servir d’étendard aux pouvoirs politiques, qui ne le
conçoivent que vieux. Ce « marché du vieux » est devenu même l’unique
spécialité de certains pépiniéristes, chez qui l’on peut voir des forêts
d’oliviers morts n’ayant pas supporté le déracinement : triste cimetière des
éléphants.
Posons donc
quelques questions qui fâchent. Est-il normal de tailler des cyprès en
sucettes, parce qu’on les arrose avec la pelouse (moquette verte dont on ne
peut se passer ?! dans un pays de sécheresse !) et qu’ils s’ouvrent donc de
façon disgracieuse ? Est-il normal de les tailler tous ainsi même lorsqu’ils
ne s’ouvrent pas, en les rigidifiant comme du ciment vert, parce que c’est
devenu un démarquage social d’une certaine mode-chic-branchée-lubéronnaise ?
On les empêche de courber la tête dans le vent, ce qui a donné le célèbre
motif de boteh, hérité d’Orient, qui orne nos tissus provençaux et les
châles nîmois dits cashemire : en leur coupant la tête, on coupe 3000 ans
d’histoire et d’échanges culturels. Van Gogh aurait-il peint ces cyprès
code-barre ? Nous en doutons fort.
Est-il normal de
transplanter des oliviers vieux, dont la plupart vont mourir à cause du trop
gros traumatisme subi ou de l’absence de sol convenable, et des palmiers
dans des zones extrêmement ventées, ce qui dessèchent leurs feuilles et les
rend inesthétiques ? Est-ce respecter les arbres que de leur imposer ces
conditions climatiques et pédologiques, au nom de la subite
palmomania/olivier-vieux-mania ?

On peut utiliser
l’olivier en arbre d’ornement : orner n’est pas dégradant. Mais est-ce
respecter sa sacralité millénaire que de le placarder au centre de
ronds-points à l’anglaise, comme un lampadaire, en le condamnant à voir
tourner des véhicules ? Est-ce vraiment réussi que de lui offrir pour
compagnons des tapis de pensées, de bégonias rouges, de cannas ? Ne
demande-t-il pas au contraire un environnement végétal en accord avec son
esthétique de plante méditerranéenne, c’est-à-dire une prédominance de
feuilles étroites et grises ? N’y-a-t’il pas un exemple à donner par les
municipalités, une éducation du public à faire, pour enfin faire passer
l’idée que n’est pas forcément beau que ce qui est rouge/jaune/bleu bien
criards ? Que les paysages du sud n’ont pas à s’aligner esthétiquement sur
ceux du Val de Loire parce que certains responsables d’espaces verts sortent
de ces écoles-là d’horticulture ? Qu’il est anormal et néfaste de voir en
Provence les mêmes agencements qu’en Bretagne, en Anjou ou en Alsace ?
Pourquoi est-on incapable de créer chez nous des espaces verts autour de la
notion de sec, vécu au contraire comme le comble de l’horreur ? Ou alors
limités aux sempiternelles lavandes/santolines, qui vieillissent fort mal
elles aussi parce qu’elles subissent l’arrosage automatique de la pelouse
voisine ? Pourquoi les camaieux de gris ou de graminées sèches, qui font la
réputation de certains jardins « au nord », sont-ils rejetés ici, alors
qu’ils devraient être une marque du sud, à cause des caractéristiques de
notre végétation indigène ? N’est-ce pas une contradiction totale, une
irrationalité absolue, que l’obsession de la gênoise à trois rangs ou de la
stricte dimension d’une fenêtre imposées par la DDE d’une part et la totale
liberté de massacrer nos paysages d’autre part, par ignorance du sens de nos
arbres et de ce qu’est une végétation méditerranéenne ? Est-ce à dire qu’il
faille se limiter « aux espèces méditerranéenens indigènes » ? Bien sûr que
non : nombre de plantes en provenance de Californie, d’Australie, d’Afrique
du sud ou de certaines régions de Chine, ont une esthétique identique à nos
végétaux, parce que vivant sous des climats identiques, donc ayant des
besoins en eau réduits. Elles s’intègrent donc parfaitement à nos paysages,
et poursuivent la tradition de la zone méditerranéenne d’avoir de tout temps
intégré des plantes étrangères. Tous nos arbres, olivier, figuier, pêcher,
amandier, sont « de beaux étrangers » (comme tous nos légumes) : c’est ce
que nous en avons fait, comment nous les avons intégré à nos paysages, qui
nous est spécifique, qui marque notre culture. Placarder du palmier partout
n’a rien de spécifique et rien de créatif : c’est une consternante monotonie
qui a gagné largement plus que nos régions, tout comme la mode de l’olivier
(y compris sur les carrefours des grandes avenues parisiennes !) ou les
haies minéralisées de thuyas, piracanthas, lauriers amandes, identiques du
sud au nord dans toutes les zones pavillonaires.
Doit-on se plier au
désir des pieds-noirs qui veulent reconstituer leur pays d’origine ou à la
manie des touristes qui veulent de l’exotisme à leur porte, en cédant
électoralement à la palmomania, parce que
oliviers/figuiers/cyprès/micocouliers ne seraient pas des preuves de sud
suffisantes pour certaines catégories de gens ? Ou parce que certains
pépiniéristes ont décidé de « faire du pognon » en important des palmiers,
qu’il faut donc placer à tout prix auprès des municipalités ? Est-il normal
que la ville de Nîmes ait ainsi cédé jusqu’à l’outrance à la palmomania, -
au point de communiquer en associant les arènes et un palmier ! -, au nom
d’une monnaie antique trouvée au 16ème siècle, représentant un
crocodile et un palmier ? Les palmiers démultipliés dans une dizaine de bacs
sont-ils en situation culturelle et esthétique sur la petite Place des
Moulins du quartier du Panier à Marseille ? Le panneau municipal affirmant
pourtant « qu’on a valu conserver à cette place son aspect de petit village
provençal » est-il donc un gag destiné à faire rire le passant ?
Sur le plan
symbolique, est-il rationnel de s’éprendre chez l’olivier de ses rides, ses
plis, ses boursouflures, ses marques de souffrance, toute chose que l’on
abhorre d’autre part chez les humains (lifting, liposuccion, jeunisme à
outrance !), alors que de tout temps, en tout lieu, l’arbre a toujours été
justement le double des humains ? Et qu’on admirait/respectait le viel arbre
et le vieil homme ?
Est-il bénéfique de
tourner le dos à la notion de temps, de plaisir de l’attente de voir
pousser, de passage de relais entre les générations, et de ne planter au
contraire que du vieux, alors que le grand-père plantait pour ses
petits-enfants, lesquels voyaient donc dans les arbres le double de
l’ancêtre, le témoin de relais entre les générations ? L’antique dicton
olivier de ton grand, castanhier de ton paire, amorier tieu (olivier de
ton grand-père, châtaignier de ton père, mûrier de toi) est devenu olivier
de moi, moi, moi, surtout pour les politiques. Une fâcheuse manie de plus de
notre société de consommation à outrance, société infantile qui ne cherche
qu’une satisfaction immédiate des besoins et une image de pouvoir pour les
politiques (je suis puissant, je plante gros, je plante grand, je plante
cher, avec l’argent des autres toutefois). Car l’olivier vieux à 30 euros
aurait-il toujours autant de succès ? Ou est-il beau surtout/d’abord parce
que l’on cède « au vertige de l’argent consumé », bien pire que
consommé ?
Et que feront les
inventorieurs de l’an 2500 lorsqu’il leur faudra répertorier « les arbres
remarquables de leur département » ? Devront-ils tenir compte de ces
transplantés dont l’histoire est ailleurs ? Car ce seront des arbres sans
histoire, sans lien avec le terroir, puisque placardés en l’an 2000 un peu
partout, comme copiés-collés par ordinateur. Nés « au fond d’une vallée
froide d’Andalousie », comme le précise si ridiculement une pancarte à côté
des trois vieillards transplantés à très grands frais au Pont-du-Gard. Ce
pont avec son paysage naturel qui lui sert d’écrin magnifique avait-il
besoin d’une surdétermiantion à l’aide de vieux déracinés « hors de prix »?
N’est-ce pas une preuve d’absence totale de culture de nos dirigeants, qui
ne savent pas voir le beau qu’ils ont sur place ? Nous ne sommes pas la
seule à avoir trouvé cette action totalement ridicule, qui a fait
s’étrangler de nombreuses personnes, dont des professionnels du paysage.
Où que l’on se
tourne, ll y a donc des manifestations consternantes de déculturation, une
perte tragique de sens au profit d’un étalage de signes, une volonté de
« faire sud » artificielle, un vertige pour le « m’as-tu-vu », au lieu
« d’être sud » en commençant par assumer tout d’abord les réalités
climatiques (grande sécheresse, vents et froids excessifs pour les palmiers
que l’on s’obstine cependant à planter et à emmailloter 5 mois par an, voire
à chauffer par des résistances au pied).
La société de
consommation et les élites qui donnent le ton (et quel que soit leur bord
politique), en se jetant à corps perdu dans les modes par définition
éphémères, affichent leur boulimie de signes, qu’il faut démultiplier sans
cesse (forêts de palmiers, forêts d’oliviers vieux), signes d’autant plus
prisés qu’ils coûtent cher, affichent tragiquement leur inculture car « "la
caste... méprise au fond "l'esthétique", "l'art", le symbolique, la
"culture", qui sont tout juste bons, en tant que valeurs
"universelles", pour la consommation collective. » (J. Baudrillard)
Qu’allons-nous
léguer comme paysages ? Des forêts de signes et des déserts de sens ?! Nos
questions brutales dérangent ? C’était le but et nous espérons qu’elles
toucheront les gens sensés, et feront réfléchir et professionnels du paysage
et hommes politiques, car on ne peut impunément et indéfiniment mépriser la
culture et le symbolique.
© Josiane UBAUD,
ethnobotaniste en domaine occitan – mai 2006
